Simulation quantique avec des atomes de Rydberg circulaires du Rubidium
At Laboratoire Kastler Brossel, Equipe Atomes de Rydberg
Contexte général
Un effort important est aujourd’hui dirigé vers le développement de simulateurs quantiques. En émulant la dynamique quantique de systèmes complexes, typiquement de matière condensée, sur des systèmes parfaitement contrôlés expérimentalement, les simulateurs quantiques permettent l’étude de ces systèmes dans des régimes hors d’atteinte des super-calculateurs et l’accès à toutes les observables pertinentes du problème, certaines étant inaccessibles aux expériences de « bulk ». De très nombreuses plateformes expérimentales sont aujourd’hui utilisées pour le développement de tels simulateurs. En particulier, les atomes de Rydberg, atomes qui interagissent très fortement même espacés de quelques microns, se sont montrés particulièrement adaptés à cette tâche. Des résultats majeurs ont ainsi pu être obtenus récemment en utilisant des atomes individuels, piégés dans des réseaux de pinces optiques, et excités vers des niveaux de Rydberg de bas moment orbital. Des réseaux de plusieurs centaines d’atomes ont été utilisés pour la réalisation de simulations quantiques sur quelques micro-secondes (une dizaine de cycles d’interaction). Le temps de simulation de ces dernières expériences est toutefois limité par le fait que les atomes de Rydberg ne sont pas piégés par les pinces optiques, et que le temps de vie de ces atomes dans l’environnement à température ambiante est au mieux de quelques centaines de microsecondes.
Ce projet de thèse a pour objectif la réalisation de simulations quantiques avec des atomes de Rydberg circulaires individuels, piégés optiquement dans un environnement cryogénique. Les atomes de Rydberg circulaires, de moment orbital maximal, ont un temps de vie naturel de plusieurs dizaines de millisecondes. Ils sont en outre insensibles à la photoionisation et peuvent être piégés optiquement sur des temps longs. L’utilisation d’atomes de Rydberg circulaires permet donc la combinaison de fortes interactions et de longs temps de simulation : l’observation de la dynamique de systèmes complexes est alors possible sur plusieurs centaines de cycles d’interaction, ouvrant la voie vers l’étude de processus lents, comme la thermalisation d’un ensemble de spins après un « quench », hors d’atteinte des simulateurs actuels [1].
L’équipe Atomes de Rydberg du Laboratoire Kastler Brossel a une longue expérience dans la préparation des niveaux de Rydberg circulaires du rubidium. Notamment, nous avons récemment préparés ces niveaux à partir d’atomes refroidis par laser et dans un environnement cryogénique [2], indispensable pour l’obtention de longs temps de vie, et piégés à deux dimensions ces mêmes atomes de Rydberg circulaires au sein d’un faisceau laser creux (mode de Laguerre-Gauss (0,1)) [3].
Plus récemment, et dans un nouveau dispositif expérimental aujourd’hui à température ambiante, nous avons préparé un réseau d’atomes de Rydberg circulaires individuels piégés dans des pinces optiques « creuses », adaptées aux niveaux de Rydberg, toujours repoussés par la lumière [4]. Ce dispositif nous a d’ores-et-déjà permis d’observer et caractériser l’interaction dipôle-dipôle entre deux atomes de Rydberg circulaires piégés [5].
Ces résultats récents ouvrent la voie au travail doctoral proposé ici : la transposition du dispositif actuel en environnement cryogénique, permettant la réalisation de simulations quantiques sur des temps encore inégalés.
Mise en oeuvre du projet
L’expérience consiste dans un premier temps à piéger des atomes de Rubidium 87 dans leur état fondamental dans un réseau de pinces optiques, chaque pince correspondant à un faisceau gaussien fortement focalisé. Dans une telle pince optique, de diamètre de l’ordre du micron, au plus un atome peut être piégé, avec une probabilité de chargement ≿ 50% . Un réarrangement des atomes via une pince optique mobile permet la préparation déterministe d’un réseau d’atomes sans défauts.
Deux lentilles de courte focale sont maintenues dans une enceinte ultra-vide dans un cube en saphir (isolant électrique mais bon conducteur thermique). Nous préparons des réseaux contenant ∼ 100 pinces optiques pour les atomes dans leur état fondamental. Le réseau de pinces optiques est créé par holographie, en imprimant sur le faisceau lumineux piégeant un masque de phase ad hoc, via un modulateur spatial de lumière (SLM). Le masque de phase permet par ailleurs de corriger les aberrations du dispositif optique.
Les atomes piégés sont ensuite excités vers les niveaux de Rydberg circulaires, et les pinces optiques modifiées en des pinces « creuses », autorisant le piégeage des atomes de Rydberg circulaires. Contrairement aux atomes dans leur état fondamental, sensibles au potentiel dipolaire des pinces optiques, les atomes de Rydberg ne ressentent essentiellement que le potentiel pondéromoteur imposé par la lumière à leur électron de valence, quasi-libre.Des pinces optiques sous forme de bouteille sont donc nécessaires pour piéger à 3D les atomes de Rydberg circulaires. En modifiant simplement le masque de phase imprimé par le SLM, nous obtenons un réseau de pièges optiques en forme de bouteille. Nous préparons ainsi un réseau de ∼ 20 faisceaux bouteilles suffisamment intenses pour piéger les atomes de Rydberg circulaires, le nombre de piège étant à ce jour limité par la puissance lumineuse disponible.
Nous disposons alors de nombreux outils développés de longue date dans notre groupe pour manipuler l’état interne des atomes (par rayonnement micro-onde ou radio-fréquence) ou pour détecter de façon résolue en niveaux d’énergie les atomes de Rydberg présents dans la zone de science (détection par ionisation de champ). Plus récemment, nous avons mis au point de nouvelles méthodes de détection localisées en espace des niveaux de Rydberg circulaires [4,6].
Placés à quelques microns les uns des autres, les atomes de Rydberg circulaires interagissent fortement entre eux via des interactions de type dipôle-dipôle ou de van der Waals. Le hamiltonien naturellement simulé par ce réseau d’atomes en interaction est un hamiltonien de spins ½ en interaction de type XXZ, où les deux états du spin ½ correspondent à deux niveaux de Rydberg circulaires distincts. La réalisation de simulations quantiques de ce hamiltonien sur des temps longs est au cœur du travail doctoral ici proposé. Ce hamiltonien présente de multiples phases ordonnées dont l’observation constituera l’un des résultats importants de la thèse. Pour ce faire, nous exploiterons notre capacité à contrôler expérimentalement et dynamiquement tous les paramètres du hamiltonien. En particulier, nous montrerons qu’il est possible d’ajuster librement la force relative de l’interaction d’échange et de l’interaction directe (sans échange de spins) entre deux atomes voisins. Une modification lente de ces paramètres permettra de préparer adiabatiquement les multiples phases du hamiltonien, quand une variation rapide permettra au contraire d’étudier la dynamique des atomes après un « quench ».
Actions prévues pour la première année de thèse :
La réalisation de ces expériences nécessite de transférer le dispositif expérimental existant dans un environnement cryogénique. Le cryostat, en cours d’acquisition, sera disponible avant le début de la thèse. La première année de la thèse sera donc dévolue à la finalisation de la construction du dispositif expérimental cryogénique. Celui-ci a été conçu pour assurer un transfert rapide depuis le dispositif à température ambiante. Ainsi, le cœur de l’expérience sera très largement identique à celui actuellement utilisé, et la table optique permettant la manipulation et le piégeage des atomes sera inchangée. Le travail de thèse se concentrera alors à l’adaptation des techniques expérimentales développées dans le système à température ambiante au nouveau dispositif cryogénique. Ce dernier est indispensable pour exploiter tous les avantages du simulateur quantique à atomes de Rydberg circulaires, le temps de vie de ces derniers étant limité à quelques centaines de microsecondes seulement à température ambiante.
À la fin de la première année de thèse, l’interaction entre deux ou quelques atomes de Rydberg circulaires sur des temps longs sera mesurée. L’observation de la dynamique d’échange sur des centaines de cycles est l’objectif principal de la première année. Nous bénéficierons pour cela des nouvelles méthodes d’imagerie des atomes résolue spatialement, permettant de connaître l’état de tous les atomes dans le réseau, récemment mises au point dans notre équipe [4,6].
Actions prévues pour la deuxième année de thèse :
Une fois observée la dynamique entre deux atomes, nous consacrerons le travail de la deuxième année à la réalisation de simulations quantiques sur des systèmes contenant plusieurs dizaines d’atomes. L’observation des phases du hamiltonien, l’étude de la thermalisation du système, ou encore l’ingénierie de nouveau hamiltonien par des techniques de type Floquet seront alors possibles. Pour exploiter la pleine puissance de ce simulateur, il nous faudra optimiser la préparation de réseaux d’atomes sans défauts avec des géométries arbitraires. Ce travail devrait être terminé au début de la deuxième année, pour permettre ensuite la réalisation de véritables simulations quantiques sur la fin du travail doctoral.
Bibliographie
- [1] T. L. Nguyen et al., PRX 8, 011032 (2018)
- [2] T. Cantat-Moltrecht et al., PRR 2, 022032(R) (2020)
- [3] R. Cortiñas et al., PRL 124, 1123301 (2020)
- [4] B. Ravon et al., PRL 131, 093401 (2023)
- [5] P. Méhaignerie et al., en préparation (2024)
- [6] Y. Machu et al., en préparation (2024)